La première grande exposition australienne des œuvres de l’artiste contemporaine française Camille Henrot est actuellement présentée au NGV de Melbourne dans le cadre d’une exposition gratuite intitulée Camille Henrot : is Today Tomorrow. Nous avons discuté avec Pip Wallis, commissaire de l’exposition Camille Henrot : is Today Tomorrow quelques semaines avant son ouverture.
Pip Wallis, parlez nous un peu de votre rôle de conservateur d’art contemporain et de conservateur de cette exposition Camille Henrot: is Today Tomorrow?
En tant que conservatrice et commissaire d’art contemporain, je travaille sur des œuvres d’art australiennes et internationales datant de 1980 à aujourd’hui, et je travaille à la fois sur les expositions et les collections: les œuvres que nous acquérons, les œuvres de la collection, les expositions de la collection, sur les galeries de la collection permanente, ainsi que sur les expositions des œuvres prêtées, des nouvelles œuvres et des œuvres commandées. Je travaille vraiment en étroite collaboration avec des artistes vivants, la rédaction de publications et l’organisation de programmes publics et la facilitation de la relation entre l’artiste, l’œuvre d’art et nos publics.
Comment y êtes-vous entrée?
J’ai étudié l’histoire de l’art et le français à l’université de Melbourne, où j’ai aussi fait un master en conservation d’art et j’ai travaillé dans des espaces d’art contemporain à but non lucratif, en Australie et à l’étranger, avant de prendre ce poste il y a environ cinq ans.
Avez-vous toujours été intéressé par l’art?
Oui. J’ai su assez tôt que c’était là que je voulais passer mon temps et ma vie. Même si je m’intéressais à la création lorsque j’étais plus jeune, je préférais réfléchir, écrire et lire sur l’art plutôt que de le créer et etre curatrice et commissaire d’exposition semblait le role qui me convenait le mieux pour cela. J’aime travailler en étroite collaboration avec les autres: travailler dans le domaine de l’art contemporain m’a donc permis de le faire, étant donné qu’ils sont toujours en vie, contrairement aux travaux de conservation plus historiques..
Ce qui est bénéfique, car vous pouvez leur demander directement où ils veulent en venir avec une pièce particulière. Mais je suppose que cela peut aussi être angoissant parce que, vous savez, les gens peuvent écrire sur les impressionnistes et aucun d’entre eux n’est plus là pour voir ce que nous écrivons sur eux.
Il s’agit donc d’un processus constant visant à s’assurer que les voix des artistes sont entendues, plutôt que de faire de l’histoire. Il s’agit de mettre leur voix en avant. Il s’agit donc plutôt d’un rôle de facilitateur.
Passant maintenant à Camille Henrot, pourquoi son art est-il important?
Henrot a capté l’attention d’un public international pendant environ 10 ans maintenant parce qu’elle est capable d’utiliser un mécanisme qui, je pense, consiste à être très spécifique et universel à la fois. Ses œuvres souvent jaillissent d’une graine de recherche qui est très particulière, mais elle est capable de démontrer comment il s’agit d’une dynamique sociétale collective plutôt que particulière à elle ou a l’individu. Ses œuvres semblent à la fois très intimes – en ce sens que nous nous sentons personnellement impliqués – et englobant des expériences partagées. Ses oeuvres sont également très pertinentes pour une société mondialisée, pour les courants que nous voyons traverser le monde dans son ensemble à travers le monde dans son ensemble, comme les questions d’autorité, de vie privée, et la façon dont nous gérons les anxiétés de la vie contemporaine.
Sur son site web comme sur le vôtre, on peut lire que son art interroge « ce que signifie être à la fois un individu privé et un sujet mondial. » Comment les œuvres d’art de cette exposition remettent-elles en question ou répondent-elles à cette question?
Je pense que Camille fait très attention à ne pas donner de réponses toutes faites, et en fait, elle est profondément désintéressée par les réponses aux questions. Je ne pense pas que l’on puisse trouver des réponses dans son travail. Ce que nous trouvons plutôt, c’est une intense curiosité. Ainsi, plutôt que de nous donner une direction, les œuvres de cette exposition nous amènent à nous interroger sur nous-mêmes et sur le monde. Henrot y parvient en explorant un sujet très particulier qui la fascine, sur lequel elle fait des recherches, qu’elle approfondit et dans lequel elle engage la philosophie, la psychanalyse et la littérature. Elle est capable d’utiliser ces fondements théoriques pour tirer parti d’un sujet particulier et démontrer sa pertinence collective. Je pense que c’est ainsi qu’elle navigue dans cet espace entre le privé et le global.
Je vois que Camille Henrot travaille en film, la peinture, le dessin, la sculpture et l’installation. Cette exposition contient-elle chacun de ces médiums?
Oui. L’exposition contient des œuvres réalisées de 2014 à 2020, et passe de la peinture à la sculpture, de l’installation au film et au son. L’exposition traverse six corpus d’œuvres, chaqu’un donnant un véritable aperçu d’un projet particulier, avant d’entrer dans un autre corpus d’œuvres. Dans cette façon, l’exposition explore les différentes fascinations que Henrot a recherchés cours de cette période. Il donne également un sense de comment un projet en a inspiré un autre. Vous pouvez voir les fils qui se déplacent entre les corpus d’œuvres de Henrot.
Les six corpus d’œuvres différentes sont-ils présentés dans l’ordre chronologique?
Non, ce n’est pas chronologique. L’espace de la galerie n’est pas linéaire. Vous entrez et sortez de différentes pièces, vous n’avez pas l’impression de vivre dans le temps. Il s’agit plutôt de déplacement à travers les idées.
Quelle est votre pièce ou votre ensemble d’œuvres préféré dans l’exposition?
Je pense que son œuvre The Pale Fox est un oeuvre vraiment importante donc nous sommes très enthousiastes à l’idée de montrer cette œuvre. C’est une installation de 2014, qui a été commandée par la Chisenhale Gallery de Londres, qui a été montrée de nombreuses fois dans le monde entier depuis, dans différentes galeries. Elle consiste en une pièce construite à des dimensions spécifiques, peinte en bleu et recouverte d’une moquette bleue. Elle contient plus de 400 objets collectés par Camille pendant plusieurs années, principalement sur des marchés en ligne comme eBay.
Henrot tente essentiellement d’exprimer une impulsion qu’elle a reconnue chez des individus, mais aussi dans l’institution d’un musée ou une institution, suite à sa résidence d’artiste de 2013 au Smithsonian aux États-Unis. Elle appelle cette impulsion une obsession de l’accaparement. Il s’agit d’une très bonne démonstration de sont intérêt dans la langage psychanalytique et dans la manière dont elle applique ces concepts à des structures sociétales plus larges, en l’occurrence pour parler d’une institution. Elle trace une ligne entre l’individu et l’institution. Henrot pense à cette obsession de la collection, à cette obsession de l’accaparament comme notre moyen pour essayer de comprendre le monde, notre désir de rassembler des connaissances, de sentir que nous avons un sentiment de contrôle sur l’inconnu. L’œuvre est donc structurée selon plusieurs principes d’ordonnancement différents.
L’œuvre est structurée selon plusieurs principes d’ordonnancement différents. Ces principes voient les quatre murs de l’espace désignés par les points cardinaux; les âges de l’homme (enfance, jeunesse, âge adulte et vieillesse); les quatre éléments (terre, feu, air et vent); puis enfin quatre principes de Leibniz, le philosophe allemand. Camille s’est intéressée à Leibnitz en lisant le livre The Fold de Gilles Deleuze, qui traite de son œuvre et de sa pensée. Aucun des principes d’ordonnancement n’est réussi, on ne voit pas clairement où commence et où finit chacun de ces systèmes. Au lieu de cela, on a une énorme masse de centaines d’objets et d’images qui créent une signification associative avec ces quatre principes structurants et entre eux. L’œuvre exprime l’idée que, même si nous tentons de créer un ordre dans le monde, nous échouerons toujours. L’œuvre est accompagnée d’une bande sonore, qui est un son ambiant assez apaisant. Henrot m’a dit récemment, lors d’une interview, qu’elle voulait que la bande sonore soit apaisante et légèrement anxieuse, à la manière que lors le médecin qui vous dit « ne vous inquiétez pas, ça ne va pas vous faire mal » et vous savez que ça va faire mal.
Alors comment faire pour installer une salle de quatre cents objets sans la présence de l’artiste?
Eh bien, heureusement, comme The Pale Fox a été présenté de nombreuses fois auparavant, il existe de très bonnes instructions d’installation. Donc, nous travaillons à partir de celles-ci, mais aussi à l’aide de nombreux appels vidéo avec Camille dans son studio et nous envoyons de nombreuses photographies dans les deux sens. Nous sommes passés maîtres dans l’art d’installer des expositions sans artistes, puisque nous avons monté la Triennale de la NGV l’année dernière sans qu’aucun des artistes ne soit présent. Nos équipes d’installation, les équipes de gestion des expositions, les conservateurs et commissaires sont très doués à travailler numériquement. C’est malheureux de ne pas avoir l’artiste ici, car ils apportent l’opportunité d’avoir ces conversations qui développent l’œuvre et extrapolent les idées de l’exposition. .
Pourquoi la NGV a-t-elle décidé d’exposer cette collection d’œuvres? Et aussi, comment en êtes-vous arrivés à être la première exposition d’envergure de ses œuvres en Australie?
La pratique de Henrot est une que nous observons depuis un certain temps. Nous avons acquis une œuvre d’elle appelée Contrology en 2017 pour la NGV Triennial. C’était excitant d’amener son travail dans la collection de la NGV et de partager son oeuvre avec le public australiem. À partir de là, nous avons acquis une autre œuvre vidéo en 3D, intitulée Saturday 2015, qui sera présentée dans cette exposition. On trouvait qu’il était donc logique de travailler avec Camille pour monter cette exposition. Son travail est admiré, tant au sein de la communauté artistique qu’auprès d’un public plus large, et il est donc logique pour nous de partager son travail en Australie à cette échelle pour la première fois.
Nous avons également profité de l’occasion pour publier la première monographie sur Camille, publiée par la NGV et Hatje Cantz Allemagne, ce qui est vraiment passionnant, plutôt que de faire un catalogue d’exposition. On est ravi que cette exposition ait donné lieu à ce projet de publication.
Veuillez excuser ma naïveté. Mais la monographie est – donc vous dites qu’au lieu d’un catalogue d’exposition montrant seulement les pièces que vous incluez dans l’exposition – c’est plus fondamentalement un livre sur l’ensemble de sa carrière? C’est ça, une monographie?
Oui, un catalogue d’exposition ne traite que de cette exposition. Il ne comprendrait que les œuvres de cette exposition. Alors qu’une monographie d’artiste est un livre consacré à la pratique de l’artiste dans son ensemble. Il s’agit d’un ouvrage plus complet sur cet artiste. C’est étonnant que Henrot n’en ait pas encore eu tandis que c’est quelque chose qui souvent arrive plus tard dans la carrière d’un artiste. C’est un grand projet et il s’agit de réunir des auteurs qui peuvent couvrir tous les aspects de son travail. C’est un document très utile pour tous ceux qui s’intéressent à son travail, maintenant ou dans le futur, car il rassemble tout le travail en un seul endroit.
Donc c’est presque comme un catalogue de toutes ses œuvres.
Exactement. Je suppose que c’est ainsi que l’on peut décrire une monographie, comme un catalogue de toutes les œuvres d’un artiste.
Depuis combien de temps l’exposition est-elle en préparation?
Assez longtemps, car elle a été retardée. Elle devait avoir lieu l’année dernière, donc cela fait prés de 3 ans.
Est-ce assez normal pour une exposition de cette taille?
Le retard a un peu allongé le calendrier, mais il faut généralement compter au moins 18 mois pour un projet de cette envergure et souvent plus.
L’exposition a été nommée Camille Henrot: is Today Tomorrow. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le raisonnement qui sous-tend ce nom?
L’exposition comprend une œuvre intitulée Contrology, issue d’une série d’oeuvres de Camille intitulée Monday. Cette série a été présentée lors de l’exposition de Henrot au Palais de Toyko à Paris, où elle a reçu une « carte blanche ». La série Carte blanche récompense des artistes importants en leur donnant tout le bâtiment pour présenter un projet de grande envergure.
Henrot a présenté une exposition intitulée Days are dogs, dont elle s’est intéressée aux jours de la semaine comme une structure entièrement inventée par les humains pour donner forme au temps qui passe, par opposition aux autres formes d’enregistrement du temps qui passe, comme celles liées à la lune ou aux saisons, qui ne sont pas des inventions humaines. Elle attire donc l’attention sur la nature arbitraire et légèrement absurde dont nous structurons nos vies autour des jours de la semaine. Elle utilise les jours de la semaine comme une analogie de notre besoin de structure et d’ordre, ce qui a conduit au titre de l’exposition. Elle crée cette sorte de confusion autour du passage du temps aujourd’hui et demain. C’est absurde, c’est assez ludique, c’est une sorte de question mais ce n’est pas une question. C’est presque comme un poème, car il laisse l’interprétation très ouverte.
Vous avez fait mention de Contrology – est-ce l’oeuvre que vous venez de mentionner est aussi celle que vous aviez exposée à la Triennale?
Oui, Contrology, qui est un mot ancien pour pilates, est une sculpture en bronze à grande échelle. Elle est légèrement figurative car elle ressemble à un livre couché sur le dos, avec deux jambes en l’air. L’une des pattes ressemble à un canard et l’autre à un personnage de dessin animé, assez humoristique et absurde. Elle fait partie de l’exposition Monday que j’ai mentionnée, et Henrot s’est penchée sur l’ambiance particulière de ce jour de la semaine. Elle considérait comme le jour où l’on se rassemble et où l’on décide de s’améliorer, de recommencer la semaine et de faire du pilates. Il s’agit d’une impulsion que beaucoup d’entre nous peuvent reconnaître et partager pour s’améliorer grâce à des exercices comme le pilates.
D’où proviennent les oeuvres qui seront présentées dans l’exposition, en dehors des deux que vous possédez déjà?
C’est une combinaison de différentes sources. Comme c’est souvent le cas pour les expositions, elles contiennent des prêts de diverses personnes, parfois de l’artiste, parfois de collections privées, parfois d’autres institutions. Dans ce cas, il s’agit de prêts d’artistes et de prêts de collections privées. Nous exposons un certain nombre d’œuvres sur papier qui n’ont jamais été montrées auparavant et qui proviennent directement de Camille . Et puis, d’autre part, nous avons quelques œuvres sculpturales qui appartiennent à des collectionneurs privés et que nous avons prêtées pour l’exposition.
Les collectionneurs privés sont-ils basés à l’étranger, en Australie ou un peu des deux?
Pour ceux-là, tous sont des collectionneurs australiens.
Ah, donc Camille Henrot fait partie des collections australiennes.. Je sais que l’une de ses installations comporte un téléphone que l’on décroche et qui vous propose différentes solutions à d’étranges énigmes, comme par exemple que faire avec un partenaire infidèle ou un chien agressif. Cela fait-il partie de cette exposition? Et si oui, comment cela fonctionne-t-il dans un environnement COVID?
La série s’appelle Interphones, elle date de 2015 et elle est incluse dans l’exposition. C’est une série de neuf téléphones personnalisés qui sont imprimés en 3D et ils ont un audio qui est créé en collaboration avec un poète Jacob Bromberg. Dans ce monde COVID, ils seront nettoyés par un employé de la galerie.
C’est une exposition gratuite. En dehors du fait qu’elle est gratuite, pourquoi les gens devraient-ils venir voir l’exposition Camille Henrot: is Today Tomorrow?
Camille Henrot est reconnue comme l’une des principales artistes contemporaines au niveau international aujourd’hui, elle a été exposée et est collectée par des collections importants au monde entier. C’est une occasion rare de voir une exposition majeure de son travail en Australie.
Et les travaux sont-ils tous en cours d’installation en ce moment?
Oui, l’installation se poursuit. Pendant la confinement, nous partageons des photos de la galerie à mesure que l’installation progresse. L’exposition est sensoriellement très luxuriant grâce aux techniques visuelles et aurelles que Henrot utilise. C’est très immersif grâce à l’œuvre vidéo 3D de Saturday, pour laquelle les visiteurs portent des lunettes 3D et s’immergent dans des images riches et parfois écrasantes. Et comme vous l’avez dit, les interphones sont participatifs nous entraînant dans les scénarios ludiques et inquiétants de leurs pistes audio. Je pense que c’est ce qui est si beau dans cette œuvre, c’est qu’on peut l’approcher très directement parce que c’est humoristique, ludique, luxuriant et sensoriel, mais aussi à travers d’incroyables couches de profondeur, si on veut les décortiquer.
Si vous voulez vraiment réfléchir à ce qu’elle dit avec ses œuvres.
Henrot est vorace en lecture. Elle est incroyablement cultivée, elle citera librement des textes pendant qu’elle vous parlera et certaines de ses œuvres semblent écrasantes par la profondeur références. Mais en même temps, vous pouvez aussi aborder les oeuvres selon vos propres termes. Je pense que c’est ce que je voulais dire quand j’ai dit qu’elle ne donnait pas de réponses, elle tient beaucoup à ce que les gens puissent apporter leurs propres associations aux oeuvres. Elle m’a dit récemment dans une interview qu’elle voulait que son travail soit comme un ventilateur, qu’il soit ouvert, qu’il donne de l’air aux gens pour qu’ils trouvent leurs propres interprétations. J’ai trouvé que c’était une belle métaphore.
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Nous remercions Pip Wallis pour cette interview sur Camille Henrot: is Today Tomorrow.
Vous pouvez voir l’exposition Camille Henrot : is Today Tomorrow jusqu’à la fin octobre à la NGV.
INFO CLÉS :
QUOI: exposition Camille Henrot: is Today Tomorrow
OÙ: NGV International, Melbourne
QUAND: jusqu’au 24 octobre 2021
COMMENT: Il suffit de se présenter – pas besoin de billets – l’entrée est gratuite!
COMBIEN: gratuit
PLUS D’INFORMATIONS: https://www.ngv.vic.gov.au/exhibition/camille-henrot/
Connaissez-vous les œuvres de Camille Henrot?
Si vous prévoyez de visiter la NGV, nous vous recommandons également de jeter un coup d’œil à l’exposition French impressionism: from the Museum of Fine Art, Boston, qui est également présentée en ce moment. Lisez ici notre entretien avec l’un des commissaires de cette exposition.
Pour d’autres événements qui ont lieu en juillet, consultez notre rubrique Quoi faire en juillet.