Le chef d’orchestre français Clément Mao-Takacs vient au Festival d’Adélaïde 2025 pour diriger l’opéra finlandais Innocence de Kaija Saariaho. Nous discutons avec lui de l’opéra, de la direction d’orchestre et, bien sûr, de ce que l’on peut attendre d’Innocence.
L’opéra Innocence vient au festival d’Adelaide en février/mars prochain. La partition est composée par Kaija Saariaho, compositrice finlandaise basée à Paris. Il s’agit de son dernier opéra. Il est considéré comme l’un des plus importants écrits au cours de ce siècle. Avez-vous déjà dirigé d’autres œuvres de Kaija Saariaho ? Quelle est la comparaison avec celle-ci ? Pourquoi est-elle si importante ?
J’ai dirigé beaucoup d’œuvres de Kaija, aussi bien vocales qu’instrumentales, symphoniques qu’opératiques. Il y a bien sûr des spécificités liées à chaque pièce, car Kaija faisait très attention aux instruments pour lesquels elle écrit, aux textures orchestrales ou d’ensemble, aux voix, etc., mais était aussi attentive à ne pas se répéter d’une œuvre à l’autre : certaines œuvres dialoguent entre elles ou proposent un approfondissement de certains gestes compositionnels ; mais chacune possède son propre univers.
La constance de la recherche et l’intérêt de Kaija pour le son, son analyse, sa richesse comme pour le geste instrumental ou vocal font cependant qu’on peut évidemment identifier un « style Saariaho », très reconnaissable ; mais comme les grands compositeurs du passé, on peut essayer d’imiter Kaija, mais cela ne donnera pas de bons résultats car son style naît d’une nécessité intérieure créatrice qui l’a conduit à forger son propre vocabulaire, sa propre grammaire pour s’exprimer pleinement.
Innocence est son « dernier » opéra (mais pas sa dernière œuvre). Kaija l’a souvent présenté comme tel ; je crois qu’elle voulait surtout exprimer que l’énergie et le temps que demande la composition d’un opéra était très, parfois trop importants, et qu’elle avait le sentiment d’avoir déjà exploré beaucoup de choses à travers sa production lyrique depuis son tout premier opéra L’Amour de loin.
Innocence ne ressemble pas aux autres œuvres de Kaija. On y retrouve des éléments de son langage, sa fascination pour les langues et leurs sonorités propres, sa capacité à créer des atmosphères et à exprimer des émotions humaines à la limite de l’indicible ; mais c’est une œuvre qui met en présence des ressources humaines et musicales nombreuses tout en étant porté par une sorte d’urgence. Dans cet opéra, il y a une volonté d’être au plus près du livret et des personnages, de ne jamais déborder, d’exprimer des états très différents, tout en gardant une concentration extrême du temps et du drame. On pourrait en un sens comparer et relier cette œuvre au Wozzeck de Berg, opéra très important pour Kaija pour de nombreuses raisons ; comme le compositeur viennois, Kaija a fait entrer d’un coup l’opéra dans le 21ème siècle, en réinventant l’idée de motif et de leitmotiv, en proposant une forme à la fois claire et complexe, en trouvant un équilibre entre une écriture musicale recherchée, exigeante, très moderne, et l’expression de sentiments et émotions qui touchent tous les publics.

Quels sont les défis particuliers que pose la direction d’une partition de Kaija Saariaho ?
À proprement parler, il n’y a pas de différence avec la direction d’une œuvre de Beethoven, Wagner, Brahms ou Debussy. Il faut maîtriser les éléments de son langage musical pour être capable de les transmettre aux musiciens ; il faut avoir une idée claire de « comment cela doit sonner » ; il faut savoir prendre le temps de travailler en profondeur pour attirer l’attention des musiciens sur la structure au sein des grandes masses orchestrales et sur les mélanges de timbres spécifiques.
Techniquement, pour un chef d’orchestre, il faut pouvoir être à la fois très strict sur la tenue du tempo, les contrastes et les volumes sonores (de la plus grande douceur à la violence ultime, du mystère de la naissance du son à sa saturation maximale, avec toute la palette qu’il peut y avoir entre ces extrêmes), mais savoir aussi ménager des espaces de respiration, de semi-liberté, et de ne jamais négliger l’expressivité – même si, parfois, cela peut-être de rechercher quelque chose qui est « sans expression, ohne Ausdruck ».
De mon point de vue, c’est une musique qui doit être interprétée aussi naturellement que Monteverdi, Mozart, Brahms, Messiaen : on peut en proposer une vision radicale, mais on ne doit jamais caricaturer cette musique, ni lui donner quelque chose d’artificiel qui lui est complètement étranger. Même dans l’usage des électroniques, Kaija avait ce sens de la justesse, des proportions : il s’agit toujours de donner une aura supplémentaire à un son, une expression, un personnage mais sans que semble excessif.
Enfin, c’est une musique qui pose sans cesse la question du rapport au silence : comment la musique naît, retourner, disparaît ou continue la musique à travers le silence. Tout comme le rapport de la lumière et de l’ombre, la musique en général et tout particulièrement celle de Kaija interroge ce rapport musique/silence.
Les chefs d’orchestre travaillent souvent sur des opéras composés par des compositeurs disparus depuis longtemps. Lorsque le compositeur est encore en vie, comme c’est le cas ici, en quoi cela change-t-il votre façon d’aborder l’opéra ? Vous arrive-t-il de demander au compositeur des éclaircissements sur son intention ? Cela vous laisse-t-il moins de marge de manœuvre sur le plan créatif ?
C’est génial de pouvoir parler au compositeur, de pouvoir poser des questions : même lorsqu’on trouve quelque chose de bizarre dans une partition, c’est un vrai soulagement de pouvoir téléphoner, discuter, écrire pour savoir si c’est une faute d’impression ou non. Si on pouvait communiquer avec les compositeurs disparus, la vie serait parfois plus simple, et on aurait parfois moins le sentiment de peut-être les « trahir » en prenant telle ou telle décision de tempo ou de dynamique !
Les créateurs disparus nous laissent des partitions qui sont à mi-chemin entre les plans d’un architecte et un testament : ça peut être très précis et détaillé, avec même des enregistrements depuis un siècle et demi, ou des témoignages ; ça peut être aussi très vague et presque de l’ordre de la reconstitution archéologique un peu hasardeuse. Mais, dans les deux cas, il y a une marge d’interprétation et sans doute d’erreurs, et c’est à la fois angoissant et formidable.
Avec les compositeurs vivants, cela dépend aussi de leur degré d’implication : certains ont tout mis/dit dans l’écriture ; d’autres s’impliquent dans le processus de répétition. Kaija était à la fois très présente, attentive, précise quant à la façon dont elle voulait que quelque chose sonne ; et en même temps, elle n’hésitait pas à modifier une notation ou des dynamiques pour être à la fois le plus près possible de son idéal de réalisation sonore, et rendre sa partition la plus évidente à comprendre et assimiler pour ceux qui la reçoivent.
On pourrait imaginer qu’avoir le compositeur à ses côtés est un frein à la créativité de l’interprète : c’est tout le contraire. Cela vous amène d’ailleurs à mieux comprendre ce qu’on essaye de faire au quotidien avec Purcell ou Mahler : à saisir les intentions du compositeur, à entrer dans son univers. Et cela laisse en réalité une immense liberté et une marge de manœuvre très grande. D’ailleurs, Kaija a toujours été extrêmement ouverte à certaines suggestions d’interprétation, et travailler avec elle, la voir travailler avec « ses » interprètes de prédilection m’a aussi appris à être de plus en plus libre avec toutes les musiques. Malgré tout, Innocence, surtout dans cette version scénique, est une partition très contrainte et certainement l’opéra qui offre le moins de liberté aux interprètes!

Cette œuvre de Kaija Saariaho s’inscrit-elle dans la lignée d’autres compositions lyriques finlandaises ?
En un sens oui. Kaija Saariaho ne s’inscrit certainement pas dans la lignée des opéras écrits en finnois sur des sujets finnois, avec une veine mi-folklorique mi-nationaliste – ce n’est pas une critique : il y a d’excellents opéras dans cette veine ! Ce qui est certain, c’est que Kaija avait beaucoup de respect pour des compositeurs finlandais comme son professeur Paavo Heininen et de plusieurs autres, et bien qu’elle ait développé sa carrière internationalement et vécu dans d’autres pays, la Finlande imprègne une partie importante de sa création.
Par exemple, on peut voir que, depuis plusieurs années, elle explorait certaines racines de son imaginaire musical avec son travail sur le kantele, cet instrument traditionnel finlandais ; elle parlait aussi beaucoup de sonorités entendues dans son enfance. D’une manière plus constante, la musique de la langue de son pays natal et des pays où elle a vécu a été une source d’inspiration de ses débuts jusqu’aux dernières œuvres – où l’idée même de respiration devient geste musical et compositionnel.
Dans Innocence, l’un personnages principaux chante, mais pas comme une chanteuse lyrique : c’est un chant d’essence folklorique finlandaise, avec des sons gutturaux ou au contraire suraigus, une façon de registrer la tessiture très marquée, des effets et des ornements plus ou moins écrits. Mais tout cela n’est jamais une copie ou la réécriture d’un chant traditionnel ; c’est le langage de Kaija mixé avec une technique particulière venue du folklore, mais qui est intégré à l’univers de la compositrice.
Vous ne dirigez pas toujours avec une baguette – dans les images récentes sur Instagram au festival Terraque par exemple vous ne dirigez qu’avec vos mains. Est-ce que le choix de diriger avec baguette pu pas dépend du jour, de l’occasion ou de la composition ?
En règle générale : on peut diriger avec ou sans baguette, cela ne change strictement rien : on doit être aussi précis, aussi expressif, aussi habile techniquement avec ou sans baguette. La baguette, il est important d’en être conscient, est un outil destiné à permettre une meilleure visibilité/lisibilité du geste. Elle est donc particulièrement utile lorsqu’on dirige de grands orchestres, et notamment à l’opéra où elle peut faciliter la communication des informations malgré l’éloignement avec les chanteurs et la position du chef en fosse.
Cela peut aussi dépendre des circonstances : une boîte de baguette confisquée à l’aéroport ou oubliée à la maison et, hop !, vous voilà dirigeant sans baguette ! Il est hors de question d’être dépendant d’un outil. Pourtant, même si j’aime parfois tester des baguettes de fantaisie (comme celles pour manger de la nourriture asiatique ou un jouet prêté par un enfant), je dirige depuis mes douze ans avec les mêmes baguettes, fabriquées par le même artisan japonais. C’est une baguette très simple, en érable et liège, et un peu comme dans Harry Potter, elle a immédiatement bien convenu à ma main.
Mais il est vrai aussi qu’il y a des musiques que j’aime bien diriger sans baguette ; les œuvres de Mozart, le Prélude à l’Après-Midi d’un Faune de Debussy, la Siegfried-Idyll de Wagner, les Pièces op. 10 de Webern… Peut-être parce que j’ai l’impression de tenir davantage cette musique entre mes mains, de la caresser, de la laisser couler ? Ou bien parce que je les ai apprises comme cela ? Je ne sais pas. En tout cas, ça n’est ni un instrument, ni un signe de pouvoir.
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Dans une interview avec Mon Analyse vous avez dit :
« Ma première baguette… Il y a une vidéo, dit-on, qui me montre dirigeant déjà à 3 ou 4 ans. J’ai dû avoir mes premières baguettes vers 7-8 ans, mais depuis mes 12 ans, je dirige toujours avec le même modèle, fabriqué au Japon, dont j’ai une cinquantaine d’exemplaires (car cela arrive qu’on les casse). »
Vous avez donc voulu être chef d’orchestre depuis un jeune âge. Qui et comment vous avez été introduit au monde d’orchestre et pourquoi avez-vous décidé que vous souhaitiez devenir chef d’orchestre ?
Cela s’est fait très naturellement. Mes parents ont trouvé que mon frère et moi-même avions un rapport naturel et aisé à la musique, et donc nous ont inscrit à différents cours de solfège et d’instruments – percussion, cor, clarinette, violoncelle, piano… Et puis nous avons tous les deux chanté dans des maîtrises d’enfants professionnelles, ce qui nous a conduit à collaborer avec de très grands chefs d’orchestre comme Ozawa, Abbado, Rattle… sur des partitions du répertoire choral comme les symphonies de Mahler ou certains opéras. Et très vite, cela a été une évidence que je voulais devenir comme Mahler, compositeur, chef d’orchestre et pianiste – pour moi, les trois sont complémentaires et se nourrissent mutuellement.
J’ai donc dirigé assez tôt mes premiers orchestres, et il n’y a jamais eu de remise en question de mes aptitudes artistiques et techniques. Avec le recul, je crois que je suis simplement allé vers la place qui me correspond le mieux dans le monde, et où je peux être le plus utile. J’aime aussi le fait d’être entre les musiciens et le public, entre la scène et la salle, de connaître tout l’envers du décor et d’être le capitaine du navire au moment du spectacle.
C’est un métier merveilleux : je peux aider les interprètes à donner le meilleur d’eux-mêmes, travailler avec des célébrités et faire débuter des jeunes, fédérer les forces artistiques et techniques, donner vie à une partition, accompagner la vision d’un metteur en scène, proposer une façon de travailler humaine et humaniste, passer mon temps dans des salles de concert et des théâtres… Pourquoi voudrais-je faire un autre métier ???

Selon le metteur en scène d’Innocence, Simon Stone, il s’agit d’une « exploration des cicatrices que nous avons et le besoin parfois de rouvrir les plaies pour qu’elles cicatrisent correctement la deuxième fois ». Il dit que c’est une œuvre déchirante et humaniste, avec un message d’amour positif sur l’humanité. Comment travaillez-vous avec de tels émotions ?
C’est le public qui vit ces émotions en direct. Mon travail est de les amener au public ; c’est pourquoi je garde une certaine distance émotionnelle avec ce que vivent les personnages, tout en essayant d’insuffler aux chanteurs toute l’énergie possible pour que ces 1h40-45 de musique soient d’une intensité presque insupportable. Je suis donc très concentré sur des paramètres très techniques – l’équilibre voix/orchestre, la continuité de la tension dramatique malgré les très nombreux changements de scènes et d’atmosphères, la mise en lumière de certains moments-clés, l’attention à ce qui se passe sur scène… Il m’est arrivé d’être moi-même ému, pendant des répétitions piano : c’est bien, c’est humain, je l’accepte ; mais j’essaye que cela ne devienne pas automatique et que ça ne déborde pas mon travail.
C’est, si j’en crois mon expérience, beaucoup plus difficile pour ceux et celles qui sont sur scène : ils traversent cette pièce et sont traversés par elle, et je sais que, backstage, il y a chaque soir des interprètes qui pleurent après certaines scènes, et au moment des saluts, je vois bien que tous les interprètes ont les yeux très humides…
J’ai bien sûr ma propre vision et idée de ce qu’est cette œuvre ; mais, au fur et à mesure que les années passent, j’essaye de laisser mon interprétation la plus ouverte possible. Par exemple, la dernière scène : même après avoir dirigé cet opéra presque vingt fois, je n’ai toujours pas décidé ce qu’elle signifie exactement, et je veux lui garder ce mystère, cette fraîcheur, ce point d’interrogation. Chaque représentation est différente et j’explore une autre dimension de la pièce, qui m’amène moi aussi à la découvrir autrement. C’est l’une des choses que je préfère à l’opéra : c’est inépuisable.
Ce qui est très touchant, c’est de sentir dans mon dos les émotions qui traversent le public. Que ce soient Le Nozze di Figaro, Tristan und Isolde, Falstaff, La Bohème ou Innocence, j’aime sentir que quelque chose circule entre nous tous, et que nous partageons ensemble, dans un théâtre, un temps de notre vie que nous ne consacrons pas à autre chose. Mais c’est toujours amusant après la représentation de voir les amis venus me saluer dans la loge, car ils sont sous le choc. Ils ont reçu l’œuvre, ils sont bouleversés et/ou en pleine réflexion ou débat, et moi, au contraire, je suis en pleine forme, je plaisante, j’ai envie d’aller dîner et de rire.
Pour les représentations d’Innocence à l’Adelaide Festival, vous dirigerez une belle distribution internationale, avec l’Orchestre symphonique d’Adélaïde, les chanteurs de chambre d’Adélaïde et le chœur de l’Opéra d’État. Combien de temps avant la soirée d’ouverture est-ce que vous allez commencer les répétitions australiennes ?
Comme d’habitude, c’est un mois et demi de travail avant d’aller sur scène. Le cast est en partie nouveau, donc c’est comme une recréation partielle. Je me réjouis de voir comment cela va fonctionner entre les artistes qui sont là comme moi depuis la création à Aix-en-Provence, et ceux/celles qui arrivent. Je suis très confiant, car Innocence est une œuvre puissante, qui vous oblige à penser en termes d’équipe, de groupe, de solidarité artistique. En ce sens, c’est le contraire de Tosca, souvent donné avec un trio de stars + un chef d’orchestre + un metteur en scène qui veulent chacun briller ! Innocence renoue avec l’essence même de l’opéra et de tout spectacle : un groupe de personnes se réunit pour donner à voir, pour représenter et accomplir une catharsis qui peut nous enseigner quelque chose. C’est une œuvre qui nécessite de penser l’art de façon à la fois totale et collective.

La première mondiale d’Innocence a eu lieu le 3 juillet 2021 au Grand Théâtre de Provence à Aix-en-Provence. Il s’agit d’une co-commission et d’une coproduction du Festival d’Aix-en-Provence, de l’Opéra de San Francisco, de l’Opéra national néerlandais d’Amsterdam, du Royal Opera House, du Covent Garden de Londres, de l’Opéra national finlandais et du Ballet d’Helsinki. En partenariat avec le Metropolitan Opera. Êtes-vous impliqué dans l’opéra depuis ses débuts à Aix-en-Provence en juillet 2021 ? Comment vous êtes-vous engagé dans ce projet ?
J’étais impliqué dès avant le début sans le savoir ! Kaija me parlait régulièrement de cet opéra, et je me réjouissais de ce nouveau projet ; mais je n’imaginais pas du tout que je le dirigerai un jour. J’en ai suivi la genèse parfois page après page. Et puis, elle m’a dit après l’avoir terminé qu’elle souhaitait que je fasse partie de l’équipe de la création. La pandémie est arrivée à ce moment, mais nous avons quand même répété la pièce en 2020, avant de la créer en 2021. J’ai donc dirigé cet opéra en répétitions à Aix, puis j’en ai donné la première finlandaise à Helsinki (11 représentations) et américaine à San Francisco (6 représentations), avant la création australienne à Adélaïde (2025), qui seront sans doute les dernières que je dirigerai – sauf si New-York ou Paris m’appellent ! Cela fait maintenant presque dix ans que je vis au contact de cette œuvre, et je pense qu’il est temps de la laisser un peu de côté pour me consacrer à nouveau aux classiques du répertoire lyrique.
Vous êtes également fondateur et directeur artistique et musical du Secession Orchestra, directeur artistique du festival Intervalles de Paris et du festival Terraqué de Carnac, et cofondateur de La Chambre aux échos, qui travaille à l’intersection du théâtre et de la musique. Vos différents rôles vous permettent-ils d’utiliser différentes parties de votre créativité et de votre cerveau ?
Toutes ces actives sont en fait une façon de travailler avec d’autres personnes, d’accompagner leur travail, de le mettre en lumière. J’adore concevoir la programmation d’un festival : c’est une mélange de contraintes et de paris que je trouve très stimulant, intellectuellement, artistiquement et… économiquement. Avoir mon propre orchestre me permet aussi d’imaginer des programmes que je ne pourrais pas faire avec des formations plus institutionnelles, de proposer de nouvelles façon d’interpréter, de travailler en profondeur, d’oser des lectures plus radicales de certaines œuvres… Je regrette qu’on ne confie pas davantage la responsabilité des salles, des théâtres, des festivals aux artistes – ou, au moins, à ceux et celles qui aiment cela et en comprennent les enjeux.
Vous travaillez avec Aleksi Barriere sur Innocence, mais vous êtes tous deux cofondateurs du collectif de théâtre musical La Chambre aux échos. Comment vous êtes-vous rencontrés ? Pourquoi avez-vous créé La Chambre aux échos ?
La rencontre avec Aleksi est une rencontre à la fois amicale et artistique. C’est Kaija qui nous a fait nous rencontrer, et notre entente a été immédiate, ce qui nous a conduit à créer cette structure que nous co-dirigeons. Aleksi un être d’une grande richesse, qui allie l’intelligence à la sensibilité. Son travail théâtral et dramaturgie est toujours extrêmement respectueux des œuvres (il est lui-même un créateur – écrivain, poète, traducteur…) mais avec un regard neuf et toujours passionnant. Il sait trouver un équilibre rare entre ce qui est vu et ce qui est entendu, et créer les conditions scéniques idéales pour que le public reçoive une œuvre. Avec La Chambre aux échos, nous voulions montrer que l’opposition classique entre le chef d’orchestre et le metteur en scène, source de tensions dans les productions lyriques, n’a pas lieu d’être, et qu’on peut au contraire proposer une manière différente de travailler, en explorant des formes existantes ou par la propositions de nouvelles formes.
La description du spectacle contient un avertissement : « Contient des représentations stylisées de la violence, du sang et des références à la violence armée ». Quelle est la force de ces représentations et de ces références ?
Tout dépend du degré de chacun dans la réception d’images violentes. Ce qui se passe sur scène dans Innocence n’est pas plus violent qu’une simulation de bataille en jeu-vidéo ou de certains films hollywoodiens comme The Lord of the Rings, vus par des millions de gens ! Ce qui est violent dans Innocence, ce n’est pas la représentation de la violence : c’est le fait que cette violence affecte tous les personnages, et qu’aucun n’est tout à fait bon ou mauvais. Et cela nous renvoie à la question de notre propre responsabilité, et à la façon dont nous nous comportons les uns envers les autres : comment ce que l’on dit ou ce que l’on ne dit pas peut avoir des conséquences dramatiques, sur sa propre vie comme sur celle des autres. La véritable violence à laquelle on fait face réside dans la force de cette œuvre qui nous présente un miroir tendu pour mesurer notre implication, notre culpabilité, notre responsabilité. Qui sommes-nous, que prétendons-nous être, et comment choisissons-nous de vivre pour/contre/avec les autres ?
Vous avez des longs vols pour venir jusqu’en Australie – quel musique écouterez-vous sur ces longs vols ? Écoutez-vous des choses qui pourraient surprendre les gens ?
Je ne suis pas certain d’écouter beaucoup de musique : je vais sans doute regarder des films et… dormir ! Cela dépendra d’une part aussi de mes concerts à venir : je travaillerai peut-être et donc écouterai aussi de la musique en rapport avec mes projets. Mais il n’est pas impossible que je décide de passer tout le vol à écouter un opéra seria de Donizetti, Parsifal de Wagner, du jazz et de la pop ! J’écoute des choses très différentes, aussi bien des madrigaux monteverdiens qu’un album d’Ariana Grande ou de Kylie Minogue ! J’aime bien aussi prendre le temps de penser et d’écrire et de composer, même en avion…
Comment gérez-vous l’imprévu lors d’un spectacle ?
Il y a toujours de l’imprévu : c’est ça qui est excitant à l’opéra. En général, je suis très attentif à ce qui se passe sur scène et en fosse, donc je sais et sens assez vite s’il y a un problème technique ou artistique. Il faut alors déterminer si c’est léger ou grave. J’essaye d’être le plus calme possible, comme un chirurgien qui fait face à une hémorragie surprise : il faut tout gérer en même temps, mais aussi avoir le sens des priorités, et si possible que cela n’interfère pas sur la durée et la qualité de l’opération. Cela reste du spectacle vivant ; mais pour le moment, tout s’est toujours très bien passé sur cette production sous ma direction, donc j’espère qu’il en sera de même à Adélaïde !
Pourquoi le public devrait-il venir voir Innocence à l’Adelaide Festival? Faut-il être un amateur d’opéra ?
Pas du tout ! N’importe qui peut venir. C’est un opéra majeur de notre temps, et les amateurs d’opéra ne peuvent pas manquer cette occasion de l’entendre ; mais quelqu’un qui n’a jamais été à l’opéra peut parfaitement commencer sa vie lyrique avec Innocence !
Si vous ne connaissez et ne venez pas souvent l’opéra : VENEZ !
C’est un véritable thriller, vous allez être captivé, c’est comme une série mais avec des personnages vivants qui parlent, chantent, jouent. Le dispositif scénique est fascinant, et la musique va vous plonger dans un univers sonore absolument incroyable, et vous faire vivre des émotions intenses.
Si vous adorez l’opéra, que vous êtes mélomane, lyricophile mais que vous avez peur de la musique contemporaine : VENEZ !
Vous allez retrouver l’intensité et l’émotion des grands opéras, depuis Orfeo jusqu’à Elektra en passant par Tosca, Wozzeck, Tristan ou Don Giovanni. Car Innocence est comme une synthèse dramaturgique qui retrouve l’essence du genre opéra. Vous allez retrouver des ensembles, des arias, des préludes et des interludes.
Pour tous : VENEZ ! C’est un sujet essentiel pour notre temps que cet opéra évoque ; mais au-delà de son actualité, c’est le regard porté sur le passé et le présent, sur ce qui est caché et découvert, sur les secrets et les mensonges qui va vous bouleverser. Ce qui est montré et dit dans cet opéra nous concerne toutes et tous, parle de situations que nous avons vécues à différents niveaux et différents moments de notre existence : qu’est-ce qu’être innocent, et peut-on l’être totalement ? Comment faire face à la violence, à la douleur, au deuil ? Comment accepter ce qui est inacceptable ? Comment vivre et surmonter une épreuve ? Comment vivre avec les autres ?
VENEZ ! Croyez-moi, vous ne le regretterez pas.
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Nous remercions Clément Mao-Takacs pour cette interview et nous avons hâte de voir Innocence à l’Adelaide Festival (Restez à l’écoute pour notre critique en mars).
INFOS CLÉS POUR INNOCENCE
QUOI : Innocence, de Kaija Saariaho / Livret original finlandais de Sofi Oksanen & Livret multilingue d’Aleksi Barrière / Sous la baguette de Clément Mao-Takacs / Mise en scène de Simon Stone
OÙ : Festival Theatre, Adélaïde
QUAND : Quatre représentations seulement :
vendredi 28 février, 19h30
dimanche 2 mars, 17h30
mardi 4 mars, 19h30
mercredi 5 mars, 18h00
COMMENT FAIRE ? Achetez vos billets pour Innocence à Adelaide Festival par ce lien
COÛT : Le prix des billets varie de 89 $ à 369 $ .